La Croix | La Trumpisation du monde
Trump, le monstrueux typique
Tribune Olivier Fournout, enseignant-chercheur à l’Institut Polytechnique de Paris/Télécom (1), explique en quoi Donald Trump est le candidat idéal pour aider à délivrer un certificat de bonne conscience à ses opposants.
« Donnons-nous réciproquement une chance », a demandé Joe Biden lors de son discours de victoire samedi 7 novembre, s’adressant autant à ses électeurs qu’à ceux de Donald Trump. Pas forcément facile pour les démocrates, car Trump est un sujet à épines : il est vrai que, d’un côté, il est parfaitement monstrueux ; mais, de l’autre, il est parfaitement typique des sociétés contemporaines.
Si le côté monstrueux est accentué (il est fou, incompétent, bête de foire, semeur de haine, vulgaire…), Trump est renvoyé aux accidents de l’histoire. Pris pour bouc émissaire – ce que Trump adore faire pour les autres – Trump est le candidat idéal pour aider à délivrer un certificat de bonne conscience à ses opposants. Si le côté typique est accentué (près de 70 millions de votes se sont portés sur lui, sa base s’est élargie), il interroge alors une responsabilité collective.
Être à la fois comme les autres et avec les autres
Dans cette zone grise, les comportements de Trump apparaissent, non pas seulement dingues et désaxés, mais tout aussi bien promus en masse par nos sociétés. Le problème qui en découle est : jusqu’où la monstruosité de Trump est-elle typique ? Le commentaire anecdotique sur le personnage Trump – pour le détester ou l’adorer – passe à côté de cette question. Pour voir le tableau plus global, il faut s’élever à l’échelle sociétale, plus engageante pour l’avenir – car il ne suffira pas de battre Trump à l’élection pour se débarrasser d’une trumpisation rampante. Bien sûr que le programme antimondialiste de Trump le rend attractif pour une partie de la population. Le tournant populiste doit beaucoup à une défiance à l’égard des élites formées pour réussir dans des sociétés ouvertes. Les commentaires soulignent alors la facette crypto-mussolinienne du personnage. Mais la typicité de Trump va bien au-delà, et sur au moins deux autres plans.
D’une part, rappelons-le, Trump a été dans le cours de sa vie un entrepreneur à succès, une vedette de la télévision et un gourou du développement personnel. Trump a donc eu des clients, des spectateurs et des lecteurs en masse, avant les dizaines de millions de votes. Il est le tenant d’une méthode d’empowerment, d’une encapacitation individuelle, qu’il vend dans des best-sellers depuis quarante ans (The Art of the deal ou Think Big, par exemple). Parfois marqués par des outrances, ces ouvrages sont cependant tout à fait conformes à la matrice du succès des sociétés contemporaines où il faut être à la fois contre les autres et avec les autres, mettre du cadre et briser le cadre, être très forts dans les postures extérieures et très investis intérieurement, comme peuvent l’être les acteurs américains dans les films hollywoodiens.
Injonctions paradoxales ? Oui. Où Trump excelle, disant tout et son contraire ? Oui. Mais il n’est pas le seul.
La division, transformée en méthode de gouvernement
D’autre part, dès les années 1980, il théorise la controverse comme un outil de communication qui lui permet d’occuper le devant de la scène dans les médias et de pousser ses projets. Il en a fait le ferment de sa politique de division. Mais, Trump n’a pas inventé la controverse ni la division. Il a juste su en profiter. Il les a incarnées et les a transformées en méthode de gouvernement. La controverse permanente devenue un élément quotidien de nos sociétés. Ce n’est pas l’apanage de Trump – on le voit depuis des mois en France dans la gestion de la pandémie du coronavirus. Alors, le défi posé à nos sociétés sera de ne pas se tromper de diagnostic.
Les alternatives à la trumpisation devront aller au cœur du traitement des divisions et des controverses : renouer des dialogues entre les différences, à la fois dans la vie de voisinage et dans les médias. Elles devront envisager une critique de l’empowerment individuel qui, poussé au bout de sa logique, accouche de personnalités ultra-narcissiques, hyper-individualistes, hyper-héroïsées. Il faudra un peu plus de respect des autres, y compris envers les sentiments profonds des électeurs de Trump, comme l’a rappelé Biden ce week-end.
Les trumpistes ne sont évidemment pas que des suprématistes blancs armés jusqu’aux dents et prêts à se lancer dans des tueries. La caricature de Trump – ayant le QI d’une gerboise, faisant mourir tout ce qu’il touche, fasciste – rate la dimension de réflexion plus transversale que nous avons à conduire collectivement sur nos sociétés. Pour que la monstruosité ne devienne pas encore plus typique une fois débarrassée de l’épouvantail Trump.