Marianne | La femme est l’avenir du Golfe
Arnaud Lacheret : « Dans le Golfe, l’émancipation féminine se produit, mais dans un cadre traditionnel et patriarcal »
Dans son nouveau livre « La femme est l’avenir du Golfe », le docteur en science politique décrit des sociétés arabes qui se modernisent à grande vitesse, tout en conservant leurs spécificités.
Arnaud Lacheret nous avait laissés, l’an dernier, avec un ouvrage de terrain passionnant consacré aux moyens de défendre la laïcité dans une banlieue populaire française. Il revient avec un nouveau livre au thème très différent mais à l’intérêt intact : La femme est l’avenir du Golfe : ce que la modernité arabe dit de nous (Editions du Bord de l’Eau). Cette fois-ci, le docteur en science politique a profité d’une expérience professionnelle de trois ans dans le royaume de Bahreïn, petit îlot-Etat reliée par ponts à l’Arabie saoudite, pour se consacrer à la question de la condition féminine dans les pays du Golfe. Lacheret a fait le choix d’une démarche sociologique qualitative, menant des longs entretiens avec des femmes arabes destinées à occuper des fonctions managériales. Au programme : émancipation au travail, dans la famille, féminisme, rôle de l’islam et de la culture locale, port du voile, polygamie…
Le résultat est souvent fort éloigné des préjugés français sur les sociétés du Golfe. On y découvre des pays (Arabie saoudite, Qatar, Emirats arabes unis, Koweït) en voie de modernisation rapide, où la condition des femmes progresse à vitesse grand V malgré la persistance de référents culturels patriarcaux et conservateurs que les habitants ne songent pas une seule seconde à abandonner. Loin de l’orientalisme fétichiste des études intersectionnelles, mais également à distance de certaines outrances réactionnaires concernant les sociétés arabes, Lacheret nous livre une étude tout en nuances, dont l’optimisme réaliste revigore le lecteur. Entretien.
Marianne : Vu de France, les sociétés des pays du Golfe paraissent extrêmement conservatrices et la plupart des Occidentaux se représentent la condition des femmes comme y étant catastrophique. Votre livre décrit une réalité plus nuancée, où des femmes peuvent s’épanouir professionnellement et être indépendantes, dans le cadre d’un processus de modernisation rapide et spectaculaire. Comment expliquer ce décalage de perceptions ?
Arnaud Lacheret : Ce décalage vis-à-vis des pays du Golfe est à l’image du décalage que leurs habitants ont de nos sociétés. Il suffit de lire les appels au boycott de la France et les idées reçues qu’ils ont sur l’Europe pour comprendre que le fossé culturel sera long à combler. Je ne vais pas être politiquement correct, mais en France tout spécialement, nous avons un vrai problème de perception vis-à-vis du Golfe. Ce sont des pays que l’on aime détester. Certains propos tenus sur l’Arabie Saoudite ou le Qatar passeraient pour ultra-racistes s’ils étaient tenus sur des pays africains ou asiatiques. Il y a notamment une explication qui mériterait une étude en soi. Elle est liée à la nature de notre immigration musulmane qui est très majoritairement issue du Maghreb. Or, il y a un véritable phénomène d’attraction/répulsion mutuelle assez morbide entre habitants du Golfe et Maghrébins. Evoquez l’Arabie saoudite avec un Algérien par exemple et vous aurez toutes les chances d’entendre des propos terriblement péjoratifs, sans doute dus en partie à des comportements déplacés qu’ont pu avoir quelques riches ressortissants du Golfe en vacances au Maghreb, mais aussi à la réputation qu’ont les habitants du Golfe de mépriser les Maghrébins, ne les considérant parfois pas comme de vrais arabes. Forcément, le fait que les seuls arabes que l’on puisse critiquer en France sans passer pour un raciste soient ceux du Golfe rend extrêmement difficile une analyse distanciée et objective de ces sociétés.
C’est notamment pour cela que j’ai lancé cette étude lorsque, plein de certitudes, je me suis aperçu, en arrivant sur place il y a plus de 3 ans que ces sociétés ne correspondaient pas vraiment aux préjugés que j’avais sur elles. C’est aussi pour cela que ce livre est d’abord une enquête sociologique utilisant une méthode de recherche rigoureuse plutôt qu’un essai : je tenais à être vraiment le plus précis possible. Celui qui voudra la réfuter pourra le faire en utilisant des outils scientifiques de même nature et pas uniquement en utilisant les poncifs habituels.
Plutôt que le résultat de luttes et de revendications, la progression de la condition féminine dans le Golfe semble plutôt découler d’un « non-mouvement social ». Qu’en est-il exactement ?
En fait, j’ai fait avec ce livre ce que j’ai fait avec la plupart des autres recherches : j’ai utilisé des outils et concepts développés par des chercheurs classés à l’extrême gauche en veillant à les dépolitiser. Ainsi le « non-mouvement social » a été inventé par Asef Bayat, un sociologue marxiste, et décrit schématiquement comment une société change car certains acteurs qui, sans se concerter, utilisent un comportement commun et changent progressivement une société. Ici, ce sont les femmes de la classe moyenne qui, en intégrant le marché de l’emploi (ce dernier leur a été ouvert, notamment pour des raisons économiques à cause de la baisse des revenus pétroliers) ont acquis de nouvelles habitudes, se sont progressivement débarrassées de plusieurs carcans. Bien entendu j’évoque ici certaines obligations vestimentaires avec par exemple un niqab, mais aussi un hijab de moins en moins portés, et une pression patriarcale qui diminue. Ces femmes ont en effet souvent eu à travailler avec des hommes, et à les encadrer dans le cadre professionnel alors que quelques années auparavant, elles n’avaient pas même le droit de les croiser et de leur adresser la parole, notamment en Arabie saoudite.
Ces habitudes dans cet espace qu’est le cadre professionnel ont ensuite été progressivement importées, non sans heurts, dans le cadre familial puis dans l’entourage. Sans mouvement féministe organisé, sans véritable société civile, ces femmes sont devenues des micro-modèles pour leurs consœurs qui ont ensuite cherché à les imiter, faisant des études et intégrant à leur tour le marché du travail. C’est ainsi qu’en quelques années, un pays comme l’Arabie Saoudite a suivi la voie tracée par certains de ses voisins du Golfe, non pas spécialement grâce à des réformes, qui sont toutefois à saluer tant elles surprennent par leur ampleur, mais surtout grâce à un changement de mentalités impulsé par les femmes de la classe moyenne.
Où en est le processus de modernisation ? Malgré des progrès évidents, des aspects traditionnels rétrogrades semblent toujours très prégnants : rôle de la famille, persistance de la ségrégation et de la polygamie…
Il est évidemment variable selon les pays, certains sont très avancés comme Bahreïn, et d’autres beaucoup moins, mais je préfère raisonner en dynamique car si, comme beaucoup d’observateurs, on examine une situation figée à un instant T, on conclura évidemment ce que l’on conclut habituellement : des sociétés archaïques et rétrogrades. Si on raisonne en dynamique, la plus fascinante est évidemment celle qui nous vient d’Arabie Saoudite parce que c’est un changement en temps réel que nous pouvons observer et qui vient, je le répète, non pas seulement de l’élite, mais de la classe moyenne. J’ai appelé cette modernité la « modernité arabe » car il n’est pas possible de la définir avec des critères trop occidentaux. Ainsi, sur les aspects les plus patriarcaux, il est évident que l’on ne se dirige pas vers une société à l’européenne. Culturellement, on reste sur une société traditionnelle qui évolue à son rythme. Ainsi, les comportements modernes de ces femmes qui se marient de plus en plus tard sont infusés au sein du cercle familial où elles vivent en grande majorité, conformément à la culture du pays. De même, il reste encore beaucoup à faire en termes de séparation. Si les choses ont progressé puisque désormais, les cafés, restaurants, centres commerciaux, sont désormais mixtes, la culture veut que les femmes soient d’un côté et les hommes de l’autre, même si cela bouge aussi et que cela ne signifie pas forcément que la femme soit inférieure. On est dans une logique de séparation qui a parfois du mal à évoluer.
Lorsque vous les questionnez au sujet des éléments de conservatisme qui brident leur vie, les femmes arabes les attribuent systématiquement à la culture de leur pays ou de la région, semblant considérer que l’islam joue un rôle finalement mineur dans les oppressions dont elles peuvent être victimes. Comment expliquer cela ?
C’est très simple et une nouvelle fois, je ne vais pas être très politiquement correct. Les arabes du Golfe sont musulmans et l’islam est intégré dans la culture locale : après tout, nous sommes sur les terres de Mahomet. Autrement dit, ce qui est la parole divine, c’est-à-dire le Coran, n’est pas discuté. Donc la religion n’est jamais, ou alors très rarement critiquée en tant que telle. Par contre, et c’est la grande différence avec les perceptions des musulmans en France qui sont régulièrement testés par des sondages, la critique de ceux qui utilisent la religion et l’interprètent avec des fins politiques ou tout simplement pour justifier une domination des femmes par les hommes est très répandue. On critique donc les clercs et pas le texte religieux. Ce qui fait qu’il ne reste plus que le message coranique et notamment un aspect qui est très pratique : le fait qu’il ne faille pas de contrainte et que tout soit une question de choix individuels. Des théologiens contesteront surement cette interprétation de l’islam, mais elle est mobilisée par ces jeunes femmes et apparait comme quelque chose de très pratique. Ces dernières critiqueront donc les clercs religieux et la culture tribale ou bédouine très conservatrice, ce qui leur permet de remettre en question des coutumes et habitudes très rétrogrades sans remettre en cause l’essence de la religion musulmane.
« La culture du Golfe est très imprégnée de religion mais pour autant, ces femmes arrivent à les séparer, mettant, pour aller vite, tout ce qui est mal pour elle dans le côté culturel et tout ce qui est bien dans le côté religieux. »
À l’inverse, un mouvement qui a récemment percé en Occident, le « féminisme islamique », tente de s’appuyer sur les enseignements de l’islam pour défendre l’émancipation féminine. Le moins que l’on puisse dire, à la lecture de votre ouvrage, est que les femmes du Golfe n’adhèrent pas du tout à cette perspective…
C’est clairement quelque chose qu’elles ne comprennent pas, et même qu’elles combattent. J’ai eu plusieurs fois la réflexion selon laquelle mon interlocutrice me disait clairement qu’elle refusait que la religion se mêle de sa vie quotidienne ! Quasiment systématiquement, on a le schéma de réponse suivant : oui, l’islam promeut l’égalité entre les hommes et les femmes, ce qui peut être un peu surprenant à entendre pour un Occidental, mais cette affirmation se double systématiquement d’un « mais » : l’égalité hommes femmes est quelque chose d’universel et non religieux. C’est une des clés du livre et de cette modernité arabe.
Peut-on vraiment distinguer la part respective prise par la culture locale et par l’islam pour analyser les sociétés des pays du Golfe ? Vous écrivez que les analyses occidentales surévaluent systématiquement le rôle de la religion.
On la surévalue parce que souvent, les chercheurs ne vont pas sur place et se contentent de vagues analyses de seconde main, et que c’est beaucoup plus facile de tout expliquer par la religion. Après tout, on fait pareil pour expliquer les banlieues françaises… La culture du Golfe est très imprégnée de religion mais pour autant, ces femmes arrivent à les séparer, mettant, pour aller vite, tout ce qui est mal pour elle dans le côté culturel et tout ce qui est bien dans le côté religieux. Je ne dis pas que c’est vrai, mon livre n’est pas là pour juger mais pour observer les stratégies de ces femmes, je dis que c’est comme cela qu’elles parviennent à être convaincantes et à transformer la société de l’intérieur.
En définitive, on arrive à une religion plus personnelle, plus symbolique, plus généreuse… Comme si elles suivaient le discours officiel du prince héritier saoudien qui parle d’un retour à la modération après des années où, depuis 1979 le régime a promu activement le conservatisme de la doctrine wahhabite. Ce qui est intéressant, c’est que ce discours fonctionne, au moins dans cette strate de la société.
Quel rôle joue le voile islamique dans les pays du Golfe ?
En France, Soraya Rachedi a mené une enquête sur un échantillon semblable au mien de femmes souvent voilées habitant en Seine Saint Denis. La réponse apportée à la perception du voile est celle d’un attribut que l’on ne peut plus enlever, un voile au caractère sacré, qui renvoie l’image d’une musulmane parfaite. Ce discours est partagé aussi par de jeunes hommes interrogés par la chercheuse. Dans le Golfe c’est très différent. Cette vision existe sans aucun doute mais parmi les femmes que j’ai interrogées et les nombreuses que je côtoie au quotidien, le voile est davantage porteur d’une dimension culturelle : c’est quasiment un habit officiel. Bien entendu, les femmes répondent d’abord qu’elles le portent car elles sont musulmanes, mais dès que l’on creuse un peu, on s’aperçoit que beaucoup l’enlèvent, l’ont porté auparavant, le mettent en Arabie Saoudite, mais le retirent au Bahreïn etc. etc. De même, lorsque nous partons à Paris, beaucoup l’enlèvent complètement, ou l’allègent énormément. Il n’est pas rare qu’en cours à l’université, le voile soit quasiment retiré. Globalement, c’est une question culturelle : s’il y a un contrôle social, le voile sera très ajusté, si ce contrôle est allégé, des libertés seront prises, jusqu’à le retirer complètement comme j’ai pu l’observer à Riyad cette année. On est beaucoup plus dans une religion du libre choix que dans une religion de contrainte et c’est très surprenant quand on compare avec ce que répondent des Françaises musulmanes voilées.
Vous avez choisi d’interroger des femmes occupant des positions de managers. A-t-on affaire à une dichotomie entre l’univers des cadres, marqué par une culture globale managériale et aseptisée, et le reste de la population, davantage influencée par la culture traditionnelle locale ?
Complètement. D’abord, ce sont des managers, mais la notion même de manager est très vaste. Aujourd’hui, le moindre titre professionnel est celui de manager en quelque chose, donc cela va de la manager commerciale qui ne manage qu’elle-même à la DRH d’une entreprise de 8.000 salariés. Je préfère donc parler de femmes de la classe moyenne. Cette classe moyenne existe au Bahreïn, en Arabie Saoudite et un peu au Koweït, mais moins aux Emirats Arabes Unis et au Qatar où la population nationale est très minoritaire et représente moins de 10% de la population totale.
Je parle donc ici de femmes qui ont fait des études et ont besoin de travailler pour gagner leur vie. C’est justement ce choc entre le monde de l’entreprise, la culture managériale et ces sociétés traditionnelles qui est passionnant. Je ne vais pas faire la promotion du libéralisme, mais force est de constater que les libertés gagnées au sein de l’entreprise sont ensuite implantées dans la société, parfois au prix de petites luttes souvent amusantes, parfois un peu moins, que je raconte dans le livre. Je pense notamment à une jeune femme qui, pour faire accepter son chien, animal interdit par l’islam à son père très rigoriste, a négocié que l’animal de compagnie pourrait aller partout dans la maison sauf dans une pièce, celle où le papa prie… Ce sont ce genre de petites victoires issues de négociations qui changent les mentalités et font progresser le domaine de ce qui est acceptable, en public, comme en privé.
L’émancipation féminine dans le Golfe ne s’apparente pas à une « occidentalisation ». Les femmes que vous interrogez revendiquent leur attachement à certains traits culturels propres à leurs pays d’origine. Cela vous conduit à parler d’une « arabisation de la modernité ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Je parle plutôt d’une modernité arabe, dans le sens où si l’on se fie à nos canons occidentaux de la modernité, c’est-à-dire de sécularisation, de société civile, d’émancipation, d’innovation, nous sommes évidemment assez loin du compte. Cependant, compte tenu des traits culturels forts liés à ces sociétés, la notion de sécularisation est remplacée par celle de symbolisation, d’intériorisation de la contrainte religieuse. Celle de non-mouvement social se substitue à la société civile. L’émancipation se fait, mais dans un cadre toujours traditionnel et patriarcal. Bref, coller notre schéma occidental est quasiment impossible, mais force est de constater que cela fonctionne.
Aujourd’hui, dans notre débat français, sur l’intégration, sur l’islam de France et sur l’évolution des personnes issues de l’immigration, il y a au moins une partie de ce raisonnement à récupérer. C’est ce que je fais en ce moment en interrogeant des femmes françaises d’origine maghrébine ayant des postes de cadres dans le privé. Je reproduis le questionnaire du Golfe en l’adaptant légèrement et vérifie si, comme je l’ai montré dans le Golfe, les femmes qui ont intégré le monde de l’entreprise ont une influence sur leur milieu d’origine, dont elles se sont extraites. J’essaie de voir si on peut adapter cette « modernité arabe » au contexte français et observer les choses de façon plus positive, en faisant le constat que malgré des échecs très visibles dans les médias, les Français d’origine maghrébine qui s’intègrent deviennent à leur tour des modèles dans leur milieu d’origine dont ils pourraient participer à faire changer la mentalité.
Face à ce processus, on en a un autre, qui est cette réislamisation par le bas qui peut toucher dangereusement notre jeunesse. Du choc entre ces deux mouvements, et de la manière dont nous favoriserons l’un tout en combattant l’autre dépendra sans doute l’avenir de notre pays.